AVFT : Pourquoi le projet de loi dit « El Khomri(1) » est nuisible aux victimes de harcèlement sexuel. Et donc aux femmes.

Nous entendons ça et là que les salarié.es victimes de harcèlement sexuel ou de discriminations prohibées par le Code du travail seraient préservé.es de la disposition du projet de loi « travail » qui prévoit un plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement illégal. Les projets de loi « Macron »(2), puis « El Khomri », auraient spécifiquement épargné les salarié.es d’agissements les plus contraires à l’ordre public(3). L’AVFT, qui défend les victimes de violences sexuelles commises en milieu professionnel, n’aurait donc rien à redire.

Mais outre que les reculs inscrits dans le projet de loi et sa philosophie globale, déjà maintes fois analysés et dénoncés, porteraient préjudice, s’ils étaient votés, à tous et toutes les salarié.es y compris victimes de harcèlement sexuel au travail(4) , certaines dispositions du projet de loi « El Khomri » auraient des incidences spécifiques sur celles-ci.

Réparation du préjudice en cas de licenciement discriminatoire : marche arrière !

C’est précisément le cas du plafonnement des indemnités légales de licenciement. Rappelons tout d’abord qu’il s’agit bien du plafonnement de dommages et intérêts, donc de sommes venant réparer un préjudice, conséquence d’un licenciement prononcé en violation du droit. Le projet de loi interdit donc de facto la réparation du préjudice réel, de l’intégralité du préjudice. Potentiellement, le projet de loi a pour effet, sinon pour objet, d’exonérer les employeurs de l’indemnisation de la totalité du préjudice subi par un.e salarié.e qu’ils auront illégalement licencié.e.

Actuellement, la chambre sociale de la Cour de cassation fixe un plancher d’indemnisation des salarié.es en cas de licenciements intervenus dans un contexte de harcèlement sexuel équivalant aux salaires des six derniers mois, quels que soient l’ancienneté du/ de la salarié.e et le nombre de salariés de l’entreprise. La juridiction du travail, par exemple saisie par une salariée d’un an d’ancienneté, licenciée pour avoir dénoncé le harcèlement sexuel de son supérieur hiérarchique, doit donc l’indemniser à hauteur de six mois de salaires minimum.

Cela n’est déjà pas assez.

Ce minimum légal ne contraint en effet pas les employeurs à mettre en place la prévention du harcèlement sexuel alors qu’il s’agit d’une obligation légale (article L1153-5 du Code du travail). Rares sont les entreprises françaises qui sont quittes de cette obligation. Le risque de condamnation à des dommages et intérêts dissuasifs, une sanction ayant un pouvoir normatif, sont les seules solutions pour changer la donne.

Ce minimum légal ne répare pas le cataclysme que les violences sexuelles au travail ont provoqué dans la vie des victimes : atteintes à la santé, dislocation de la vie de famille, perte de chance de retrouver un emploi équivalent, ou même de retrouver un emploi, désocialisation.

Le législateur avait tenu compte de cette réalité en votant, à la faveur de la loi pour l’égalité réelle entre les hommes et les femmes du 4 août 2014 un « plancher d’indemnisation » équivalant à douze mois de salaires pour les salarié.es victimes de licenciements discriminatoires et l’obligation pour l’employeur, en cohérence avec le principe de nullité de ces licenciements, de verser les salaires que le/la salarié.e aurait dû percevoir si il/elle n’avait pas été licencié.e.

Cette disposition avait été abrogée par le Conseil constitutionnel en raison du non-respect de la procédure législative et non en raison d’une incompatibilité constitutionnelle de fond.

Nous avions alors reçu l’engagement qu’elle serait de nouveau soumise au vote du Parlement dès qu’un véhicule législatif s’y prêterait. Najat Vallaud Belkacem, alors ministre des droits des femmes, déclarait que ces amendements « pourr[aient] être examinés dans un autre cadre ». Pascale Boistard, alors secrétaire d’Etat aux droits des femmes, nous avait dit : « Il ne s’agit pas de savoir s’ils seront à nouveau examinés, mais quand ».

Le projet de loi El Khomri, qui non seulement ne reprend pas ces amendements, mais en plus ne garantit même plus une indemnisation à hauteur de six mois de salaires, constitue une grave trahison de ces engagements, et une intolérable injure aux femmes victimes de harcèlement sexuel.

Un projet de loi qui fait du plafonnement des indemnités légales de licenciement la norme, y compris en matière de harcèlement sexuel

L’article 30 du projet de loi « El Khomri » prévoit des plafonds d’indemnisation des licenciements illégaux au-delà desquels le juge ne pourra pas aller : trois mois de salaire pour une ancienneté inférieure à deux ans, six mois de salaire pour une ancienneté comprise entre deux et cinq ans, neuf mois de salaire pour une ancienneté entre cinq et dix ans, douze mois de salaire pour une ancienneté entre dix et vingt ans et quinze mois de salaire pour une ancienneté supérieure à vingt ans.

En cas de licenciement intervenu dans un contexte de harcèlement sexuel(5), le projet de loi prévoit que le juge a « la faculté de fixer une indemnité d’un montant supérieur ».

Cela n’est donc pas une obligation mais simplement une possibilité pour le juge, qui n’aura même pas l’obligation en cas de licenciement discriminatoire, c’est-à-dire en cas de licenciement qui piétine les droits fondamentaux supposés les plus scrupuleusement protégés par la loi, de condamner l’employeur fautif à indemniser le/la salarié.e à hauteur du plafond légal.

Le projet de loi « El Khomri » laisse donc bien la faculté au juge d’indemniser le moins possible les salariées victimes de harcèlement sexuel. Le caractère discriminatoire des licenciements pourra ne pas être du tout indemnisé puisque rien n’interdit qu’une victime de harcèlement sexuel soit moins bien indemnisée qu’un salarié licencié pour un motif non-discriminatoire.

L’article 7 du projet de loi qui crée un préambule relatif aux « principes essentiels du droit du travail », qui dispose que « le harcèlement moral ou sexuel est interdit et la victime protégée » est donc parfaitement vide de sens.

Une incertitude sur le droit applicable lorsqu’une salariée ayant subi, relaté ou témoigné d’un harcèlement sexuel « prend acte de la rupture de son contrat de travail ».

Une part très importante des femmes défendues par l’AVFT s’extraient de leur travail en « prenant acte de la rupture de leur contrat de travail », démarche autrement qualifiée de « rupture du contrat de travail imputable à l’employeur ». C’est une manière simple et rapide pour les victimes de se mettre à l’abri des violences sexuelles et ainsi de protéger leur intégrité et leur santé physiques et psychiques. Elle prend la forme d’une lettre à l’employeur qui informe ce dernier que le contrat de travail qui les lie est de fait rompu, à ses torts exclusifs, à cause des violences sexuelles au travail. Le contrat de travail est rompu dès réception de cette lettre. Ce mode de rupture du contrat de travail n’hypothèque par ailleurs pas la possibilité pour elles de bénéficier de l’assurance-chômage dès lors qu’elles ont par ailleurs porté plainte(6). C’est du reste la seule option qui s’ « offre » à elles pour ne pas avoir à retourner sur un lieu de travail dangereux lorsque leurs médecins ne souhaitent plus renouveler leurs arrêts-maladie et que le médecin du travail juge une déclaration d’inaptitude inopportune(7).

Or l’article 30-3 du projet de loi « El Khomri » crée dans le Code du travail un article L1232-3-1 qui dispose : «
Lorsque la rupture du contrat de travail est prononcée par le juge judiciaire ou faut suite à une demande du salarié dans le cadre de la procédure mentionnée à l’article L1451-1 [procédure de « prise d’acte »], le montant de l’indemnité octroyée est déterminé selon les règles fixées à l’article L1235-3
[indemnités plafonnées] ».

Dès lors, quel est le droit qui s’applique lorsqu’une salariée victime de harcèlement sexuel prend acte de la rupture de son contrat de travail ?

La possibilité pour le juge, qui aura requalifié la prise d’acte en licenciement nul du fait du harcèlement sexuel, d’aller au-delà des plafonds légaux pour le calcul de l’indemnisation ?

Ou ce mode de rupture du contrat de travail limite-t-il aux plafonds légaux l’indemnisation du préjudice lié au licenciement, même pour les victimes de harcèlement sexuel ?

Si la loi était votée, ce hiatus promettrait aux salarié.es victimes de licenciements discriminatoires des années de procédure avant que la Cour de cassation ne dégage une solution qui ne leur serait pas nécessairement favorable.

L’AVFT MANIFESTERA LE 9 MARS CONTRE LE PROJET DE LOI

Contact : Marilyn Baldeck, déléguée générale, 06 09 42 80 21

Notes

1. « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » devenu « avant-projet de loi sur les nouvelles protections pour les entreprises et les salariés ». L’oxymore était-il devenu trop visible ? »
2. Rappelons que le plafonnement des indemnités prud’homales était déjà présent dans la loi dite « Macron », disposition abrogée par le Conseil constitutionnel par décision n°2015-715 DC du 5 août 2015.
3. Le droit européen interdit de toute façon le plafonnement des indemnités légales des licenciements discriminatoires.
4. Par exemple, un pas supplémentaire vers la désintégration de la médecine du travail. Or le/la médecin du travail (sous réserve qu’il ou elle soit ouvert.e et formé.e sur cette question) est un rouage essentiel de la prévention et de la lutte contre le harcèlement sexuel.
5. Ou moral, ou discriminatoire ou en cas « d’atteinte à une liberté fondamentale » .
6. La rupture du contrat de travail est alors considérée comme « involontaire » par le Pôle Emploi.
7. Même raisonnement pour les demandes de résolutions judiciaires du contrat de travail, mode de rupture du contrat de travail très peu adaptée à nos dossiers, que nous n’utilisons donc quasiment jamais.