Hôtel de la colère
Les femmes de chambre d’un palace parisien, surexploitées
sans vergogne
par une entreprise de sous-traitance, méprisées tant pour leur tâche subalterne que pour leur
origine étrangère,
se sont levées, ont fait front et ont gagné.
Une victoire exemplaire.
Le 24 septembre 2013, s’ouvrait à Paris la Fashion Week, LE rendez-vous international des professionnel.les de la mode. Une aubaine pour les grands hôtels parisiens, synonyme d’effervescence et de gras bénéfices. Mais rue de la Paix, devant le Park Hyatt Paris-Vendôme, 5 Étoiles devenu en 2011 un des huit Palaces officiels de France, fleuron des quelque cinq cents établissements d’une chaîne hôtelière nord-américaine, s’ébranlait un défilé d’une toute autre nature : celui des femmes de chambre, valets et équipiers en grève.
Clin d’œil à l’ultra-chic rassemblement, des manifestant.es revêtues de leurs plus beaux atours s’étaient affublées de perruques de couleurs et maquillées. « Frotter, frotter, il faut payer ! », scandaient-elles/ils en esquissant des pas de danse. L’ambiance était gaie, mais la lutte n’a rien d’anecdotique. Elle met en lumière deux dérives malmenant les droits du travail : la sous-traitance et l’exploitation des travailleuses immigrées.
C’est pas moi, c’est l’autre !
Même si quelques rares salarié.es de l’hôtel s’étaient solidarisées, le mouvement émanait d’employé.es d’une société de sous-traitance, La Française de Services, aujourd’hui dessaisie de son contrat. Pour rappel, la sous-traitance consiste pour une entreprise à déléguer une tâche indispensable à son fonctionnement à une entreprise extérieure. Le commanditaire, dit « donneur d’ordre », expose ses desiderata, le sous-traitant les exécute. Pour remplir son contrat, le sous-traitant en gère seul le recrutement des employé.es, leur rémunération et leurs horaires. Le donneur d’ordre ne peut en revanche se défausser de sa responsabilité dans les conditions de travail des personnes contribuant dans l’ombre à sa prospérité financière.
On comprend aisément pourquoi énormément de grosses entreprises, dont des chaines hôtelières, délèguent la tâche la plus méprisée, bien qu’essentielle : l’entretien des locaux. Le Park Hyatt Paris-Vendôme s’est déclaré incompétent dans le conflit qui opposait ses personnels en sous-traitance à leur employeur. Cependant, dans un hôtel de luxe s’honorant de cinquante ans d’expérience sous le règne de « la philosophie de l’hospitalité authentique », où la clientèle entend voir exaucés ses moindres désirs, une grève des femmes de chambre ne saurait passer inaperçue.
Contente-toi de ce que tu as !
Le mouvement a pris au dépourvu car initié par des personnes invisibles. Ou plutôt, que personne ne veut voir : ni la direction de l’hôtel, qui renvoie au sous-traitant ; ni la clientèle, qui en déboursant pour une nuitée dans la plus modeste des chambres une somme équivalant à un mois de salaire d’une femme de chambre ou dans une suite somptueuse, à celui d’une année, aspire justement à éviter toute confrontation avec le monde réel ; ni les salarié.es intégrées, que ce soit par mépris ou pour ne pas payer en brimades le prix de la solidarité. Le système devrait fonctionner à merveille, puisque sur une trentaine de femmes de chambre au Park Hyatt Paris-Vendôme, une vient d’Europe de l’Est et toutes les autres du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne. De ces immigrées, on attend une reconnaissance éperdue pour les 700 €, 800 €, au grand maximum 1 200 € qu’elles reçoivent tous les mois pour un travail éreintant.
L’employeur pose en bienfaiteur de l’humanité. Ces sommes, argue-t-il, devraient leur sembler fabuleuses comparées à ce qu’elles pourraient gagner en Afrique. Sauf qu’elles vivent en France, où leur salaire permet à peine à ces femmes, presque toutes mères de famille, souvent seules avec leurs enfants, de faire face aux dépenses fixes et courantes. Sans compter l’engagement qu’elles ont pris de soutenir leur famille restée au pays. Bien que parfaitement en règle administrativement, elles se sentent considérées comme des « éternelles clandestines ».
Et puis, insinue encore tacitement l’employeur, leur rémunération ne dépend-elle pas de leur vaillance ? Avant la grève, en effet, elles étaient payées à la pièce, en l’occurrence à la chambre. Il suffisait donc de sous-évaluer le temps nécessaire pour prétendre les rémunérer correctement. Or, la remise en état de chambres de luxe, que leurs occupants ont rarement ménagées, comporte une série d’opérations qui ne s’improvise pas. Un travail spécialisé, en somme, où il faut atteindre l’excellence, après seulement trois petits jours de formation. Beaucoup ont décroché faute de pouvoir y parvenir dans les temps. Car, s’il faut le préciser, les heures supplémentaires n’étaient pas rémunérées.
Parmi les tâches spécifiques, le transport du linge sale au long des interminables couloirs. L’abondant linge de bain des suites, avec ses innombrables serviettes et ses peignoirs, laissé la plupart du temps mouillé, représente un poids considérable. Outre de la fatigue, les va-et-vient occasionnent des douleurs localisées. Pourquoi s’en préoccuper ? Les employées en sous-traitance ne reçoivent jamais la visite de la médecine du travail, ne bénéficient d’aucun suivi ni contrôle. Les effets sur leur santé et leur vie familiale de la clause de mobilité, qui permettait de les muter sans préavis, ne risquaient pas davantage d’être mesurés.
Nous n’abandonnerons pas !
Le vernis a commencé à craqueler en 2007. Un premier mouvement de lutte a débouché sur un protocole prévoyant le paiement d’un treizième mois. L’accord n’a pas été respecté. Mais il parvient aux oreilles des personnels en sous-traitance que certain.es, ayant réclamé individuellement auprès de la direction, ont obtenu gain de cause. Cette initiative isolée indigne les autres, qui se regroupent en collectif et avec l’appui de syndicats (CGT et CNT), passent à l’attaque.
La première délégation auprès de La Française de Services reçoit un très mauvais accueil. La direction propose le paiement des arriérés du treizième mois, dus depuis l’accord de 2007, par tranches de 200 € mensuels. Inacceptable, bien sûr : il faudrait au bas mot deux ans pour solder la dette, un temps par ailleurs largement suffisant pour se débarrasser des fortes têtes et revenir à la situation antérieure.
Le 12 septembre 2013, le collectif déclenche une grève d’avertissement d’une journée. Et puisque cela ne suffit pas, une grève illimitée le 20 septembre, juste avant la névralgique Fashion Week. Quelques salarié.es du Park Hyatt Paris-Vendôme, où les conditions de travail laissent à désirer, se joignent au mouvement – pas pour longtemps, car des pressions peu discrètes de la direction les forcent à prendre leurs distances ; un seul restera jusqu’à la victoire.
Le soutien très actif de militants CGT et CNT ont fait découvrir aux grévistes la lutte collective. Les syndicats les ont aidé à structurer le mouvement pour être entendues comme légitimes. Certaines les rejoindront. Agacées par la résistance hargneuse de leur employeur, encouragées par la solidarité de collègues d’autres hôtels qui leur rendent visite à leur réunion quotidienne de midi, les grévistes s’enhardissent. Elles/ils étoffent leurs revendications. Au lendemain du défilé du 24 septembre, une bonne partie d’entre elles seront satisfaites.
Nous faisons quelque chose de bien !
Les grévistes ont obtenu : une prime de fin d’année équivalant à un treizième mois et le paiement immédiat des arriérés dus depuis 2007 ; une rémunération à l’heure, et non plus à la chambre ; le paiement des heures supplémentaires et l’installation d’une pointeuse pour en rendre le compte incontestable ; la suppression des contrats de moins de cent trente heures par mois (six heures par jour) ; le passage de sept personnes à un temps plein ; le retrait de la clause de mobilité ; une augmentation de salaire de 150 à 250 € par mois ; une prime de reprise de site correspondant au paiement des jours de grève. La Française de Services a jeté l’éponge, mais un repreneur se serait présenté, qui accepte les nouvelles règles du jeu. Car les personnels en sous-traitance n’ont par contre pas obtenu leur intégration au personnel du Park Hyatt Paris-Vendôme, contrairement à leurs homologues des hôtels Campanile et Première Classe (groupe Louvre Hôtels) à Suresnes en août dernier.
Elles obtiennent cependant d’être admises à se présenter et voter aux élections des délégué.es du personnel, sur la liste des employé.es, qui se cantonnait jusqu’alors à celles et ceux intégré.es à l’hôtel. Un nouveau droit qu’il leur a fallu défendre dès le 4 octobre, début des élections annuelles. Certaines des plus engagées se sont inscrites sur la liste CGT, au profit de laquelle la CNT s’était désistée. Leur campagne visait principalement à informer celles de leurs collègues qui n’avaient jamais été appelées à voter, et ne savent ni lire ni écrire. Elles ont aussi tenté de mobiliser les personnels intégrés à l’hôtel, soumis de nouveau à des pressions. Entre intimidations, fausses informations sur les horaires d’ouverture du bureau de vote, stylos mis dans les isoloirs qui ont incité les moins informées à annoter et donc rendre nuls leurs bulletins, surveillance du bureau par la direction, la participation a été beaucoup moins forte qu’espéré.
Cela n’a pas empêché des résultats fort encourageants. Sur la liste des employé.es, trois des quatre sièges remportés par la CGT reviennent à des femmes de chambre en sous-traitance. Voilà qui les a encouragées à demander audience à la direction pour aborder les questions de fond : l’amélioration de leurs conditions de travail, qui passe par une redéfinition précise de leurs tâches. L’invisibilité et le silence du « petit personnel » au Park Hyatt Paris-Vendôme, c’est fini !