Des femmes et des hommes dans l’espace professionnel agricole
par Brigitte Biche, sociologue
Photos extraites du livre Rur(é)alitéEs - Des femmes en campagne
Dans ce secteur de l’activité économique, des femmes et des hommes ont, depuis toujours, été présent-e-s. Mais les places respectives qu’elles et ils y occupent, et l’évolution des rapports sociaux qui se jouent entre elles et eux méritent un regard attentif.
La « perspective genre » ou « approche genre » permet d’examiner ces questions. Il s’agit de partir du constat que les rôles et places occupés dans les sociétés par les hommes et les femmes sont le résultat, non de la seule différence physiologique, mais d'une longue construction sociale des représentations de chacun des sexes sur lui-même, sur l’autre et sur leurs rapports sociaux. Aucun aspect de la vie sociale n'échappe à cette réalité et c'est pourquoi cette grille d'analyse est pertinente dans toutes les actions et les politiques lorsqu’on veut tendre vers l'égalité entre les femmes et les hommes (1).
Cette lecture permet de comprendre la situation actuelle. Il ne s'agit pas ici de dénoncer des dominations et de repérer des victimes mais de comprendre comment les femmes et les hommes sont
pris-e-s dans des rapports sociaux hérités de l’histoire qui s'imposent à elles et eux et dont les un-e-s et les autres ont intériorisé les contraintes. La perspective est de réfléchir à ce
qu'ils et elles auraient à gagner à un changement dans ces rapports sociaux de sexe et de mettre au jour des propositions et des moyens pour favoriser la progression vers l'égalité entre les
femmes et les hommes.
On distingue traditionnellement sous les termes « urbain » et « rural » à la fois des espaces géographiques et des groupes humains. Ce clivage, qui garde sa pertinence, n’en
est pas moins troublé par les évolutions récentes : les villes gagnent du terrain, on parle des « deuxième et troisième couronnes » autour des métropoles. Les modes de
communication, de consommation et les modes de vie en général se sont largement rapprochés. Les technologies de la communication effacent aujourd’hui les écarts. Bref, les frontières entre urbain
et rural deviennent poreuses, même si le rapport que les habitant-e-s entretiennent avec l’espace et la nature demeure un élément déterminant de différenciation.
À l’intérieur même du milieu rural, les agricultrices et les agriculteurs ne représentent plus aujourd’hui qu’un très faible pourcentage de la population, mais le poids des représentations
sociales liées à la place que ce groupe socio-professionnel occupait encore au cours du XX° siècle reste aujourd’hui bien supérieur à ce que révèlent les statistiques. Il est donc pertinent de
mettre la loupe, au sein du milieu rural, sur cette catégorie professionnelle particulière que constituent les « agriculteurs ».
Si, le plus souvent, ces femmes et ces hommes se reconnaissent sous ce vocable générique, au-delà des différences de filières, de production… et de revenus, c’est qu’elles/ils ont une conception
commune de l’utilisation de l’espace et de la nature comme moyen d’existence et de subsistance (2). Quelles que soient leurs proximités et leurs ressemblances avec les autres ruraux et avec les
urbains, ce rapport particulier qu’elles/ils entretiennent avec l’espace et la nature est un élément fort de leur identité agricole et sociale.
L'ÉTAT DES LIEUX
On a pu constater des évolutions dans les répartitions des femmes et des hommes dans les différents secteurs de l’activité économique. Certains secteurs traditionnellement masculins se sont
féminisés, à l’inverse, d’autres qui étaient presque exclusivement féminins sont devenus mixtes voire se masculinisent… Bref, même si certains métiers gardent leurs caractéristiques sexuées
traditionnelles, on peut dire qu’il y a du mouvement dans le paysage « sexo-professionnel ».
Une « masculinisation » galopante
En agriculture, la parité n’est pas de mise. Moins nombreuses que les hommes et dotées d’une moindre protection sociale, telle est la situation des agricultrices aujourd’hui. Hors emplois
saisonniers, l’effectif des femmes qui travaillent dans les exploitations agricoles professionnelles est deux fois moins important que celui des hommes (3).
À peine un chef d’entreprise sur quatre est une femme. Parmi elles, 33 % ont plus de 55 ans et 16 % ont moins de 35 ans en 20004. Si globalement leur nombre est en augmentation grâce aux
structures EARL (Exploitations agricoles à responsabilité limitée). Elles n’exploitent que 19 % de la SAU (Surface Agricole Utile) globale. Elles travaillent, en majorité, sur de petites
exploitations de 10 à 35 hectares.
Les enfants d’agriculteurs candidats à l’installation ne suffisent plus pour assurer la succession de leurs parents. Les filles sont encore moins nombreuses à s’installer et celles qui y
parviennent rencontrent de nombreuses difficultés auprès de leurs collègues masculins, des banquiers, des techniciens… Et commence à se faire jour la solitude des hommes agriculteurs du fait
du départ des femmes.
Si depuis 15 ans le nombre des hommes agriculteurs a diminué d’un tiers, dans le même temps, le nombre des femmes a été divisé par deux. Elles sont 290 000 en 2003 pour 590 000 hommes. Aux
hommes, les postes d’exploitants ou de salariés. Aux femmes, ceux de conjointes d’exploitants. Près de 40 % des agricultrices sont des conjointes non salariées.
La ferme ne séduit plus les jeunes épouses : seulement 28 % des conjointes d’agriculteurs âgées de 55 à 59 ans n’exercent aucune activité professionnelle sur les exploitations, alors
qu’elle sont 74 % dans ce cas dans la tranche des jeunes femmes de moins de 30 ans (la moyenne s’établissant à 47 %).
Le taux de femmes parmi les exploitant-e-s individuel-le-s en 2003 est de 22 % en France pour 27 % dans l’ensemble de l’Union Européenne à 25. Les écarts vont de 7% aux Pays-Bas à 46 % en
Lettonie.
Une situation statutaire parfois bancale
Plusieurs situations sont repérables pour les agricultrices aujourd’hui :
• Les femmes chefs d’exploitations ne subissent pas, d’un point de vue statutaire, de discrimination par rapport aux hommes, mais ceci n’est vrai que si on considère celle qui est célibataire ou
dont le compagnon travaille dans un métier hors agriculture. Il en va tout autrement de celle qui adopte, en fin de parcours, le statut de chef d’exploitation pour à la fois se constituer in
extremis des droits sociaux et permettre à son mari de prendre officiellement sa retraite, tout en continuant à exercer le rôle de chef d’exploitation comme précédemment.
• Celles qui ont opté pour des formes sociétaires accèdent à d’avantage d’égalité, mais ces formules coûteuses ne sont pas encore assez développées.
• Celles qui exercent leur profession en couple sont souvent déçues par leurs statuts qui peuvent être très variables. On rencontre ainsi des femmes : sans aucun statut ; aide
familiale ; conjointe participant aux travaux ; conjointe collaboratrice ; salariée du chef d’exploitation ; co-exploitante.
Le plus souvent, ces femmes restent dépendantes juridiquement de leur époux (le statut de co-exploitante permettant d’échapper à cette dépendance). Les situations les plus nombreuses sont celles
qui placent la femme en dépendance de son mari ou compagnon sur le plan du droit du travail et du droit social.
Bien entendu, les actives agricoles qui connaissent les situations les plus difficiles sont les femmes sans statut, alors que les conjointes d’exploitants se sont vu attribuer un statut a minima
(5).
Des salariées peu reconnues
Depuis longtemps, l’appellation d’ouvrière agricole a des connotations péjoratives. Pourtant, aujourd’hui, le nombre de salariées sur les exploitations est en augmentation et celles-ci demandent
une meilleure reconnaissance et un salaire convenable. Des exploitations modernisées et de nouvelles formes d’organisation du travail, comme les groupements d’employeurs6, permettent une
reconnaissance sociale, l’acquisition de compétences techniques, des possibilités d’évolution (formation, promotion) et une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie familiale.
Cette évolution concerne surtout les salariées permanentes (des femmes formées qui ont fait le choix du salariat). Il en va tout autrement des saisonnières (des femmes peu ou pas formées) qui se
retrouvent souvent dans des situations précaires.
QUELQUES PISTES POUR COMPRENDRE
Le constat de « masculinisation » de l’agriculture a alerté une partie de l’administration et des professionnel-les. Pourquoi ce secteur où la population active était traditionnellement
mixte a-t-il fait fuir les femmes quand d’autres connaissent une évolution vers la mixité ?
Détour historique
Jusque vers les années soixante, la JACF (Jeunesse agricole catholique féminine) (7) prônait un modèle d’agricultrice, à la fois mère au foyer, travailleuse et militante. Dans les années
soixante-dix, les agricultrices se sont battues pour obtenir une formation et un statut. Elles avaient la volonté de devenir de vraies professionnelles. Ce mouvement, assez fort dans l’Ouest, n’a
cependant pas touché la totalité du milieu agricole, mais sa frange la plus moderniste.
Parallèlement, avec la mécanisation, les travaux que les femmes assumaient traditionnellement, comme la traite des vaches, sont passés dans le domaine réservé de leurs conjoints et leur profil de
poste sur l’exploitation a fortement évolué. Elles ont souvent pris en charge la comptabilité de l’exploitation qui devenait de plus en plus complexe et se sont trouvées encore plus confinées
dans les tâches invisibles, tant domestiques, familiales que professionnelles… alors même qu’elles étaient encore aussi nombreuses que les hommes sur les exploitations.
À cette évolution technique se sont combinés deux autres facteurs explicatifs. D’abord, au cours de deux générations s’est développée une prise de conscience des filles pour ne pas vivre ce
qu’avaient vécu leurs mères (8). Ou bien les mères elles-mêmes avaient explicitement encouragé leurs filles à partir, ou bien les filles avaient délibérément voulu rompre avec le destin qui avait
été celui de leurs mères : des femmes qui ont travaillé très dur, sans reconnaissance sociale ni droits sociaux. Cette invisibilité sociale et cette non-reconnaissance de la valeur du
travail des femmes ne leur paraissaient plus acceptables.
Parallèlement, la démocratisation de l’enseignement et l’obligation scolaire ont permis à des filles qui n’y avaient pas accès auparavant d’aller au collège, au lycée, voire de suivre des études
supérieures. Le fait de sortir du milieu agricole (9) et d’accéder à l’instruction, même de niveau modeste, leur a ouvert la possibilité de choisir d’aller vivre ailleurs.
On ne saurait cependant parler vraiment d’un choix puisque, parallèlement à cette ouverture vers le monde extérieur et vers l’instruction, la profession agricole ne s’est pas préparée à
accueillir sur les exploitations des agricultrices formées et en attentes de rôles et places de même importance et de même intérêt que les rôles et places des agriculteurs.
Pour celles qui ont atteint de bons niveaux de formation, divers métiers se sont ouverts, pour les autres, l’usine a souvent été la seule possibilité d’accéder à l’autonomie.
Et cette autonomie est d’autant plus nécessaire que les évolutions sociales générales atteignent, certes avec un peu de retard, le milieu agricole. Le divorce n’est plus tabou, mais il suppose,
lorsqu’il apparaît comme la meilleure solution pour la personne qui le demande ou pour les deux, une autonomie de droits et de moyens de subsistance de chacun-e.
La persistance d’une orientation et d’une formation sexuées
Le secteur agricole n’échappe pas aux tendances générales sur les répartitions sociales des métiers. Les femmes du milieu agricole s’orientent, comme leurs consœurs rurales ou urbaines, vers des
métiers considérés comme féminins en privilégiant les filières des services, de la transformation agro-alimentaire ou la filière hippique et en boudant celles dites masculines comme
l’aménagement, l’élevage ovin ou la gestion forestière…
Le poids de la tradition
Pour accéder aux métiers de l’agriculture, comme pour les autres métiers manuels traditionnellement masculins, les femmes se heurtent aux clichés et aux stéréotypes. Leur supposée faiblesse
physique est généralement mise au premier plan pour les écarter. Pourtant, les femmes qui y parviennent montrent comment elles sont capables de s’adapter ou de contourner les tâches physiquement
difficiles. Mais il n’est pas rare de rencontrer encore des agriculteurs réticents à l’embauche de femmes sur leurs exploitations ou goguenards devant l’installation d’une femme seule sur une
exploitation.
À leur entrée dans le métier, presque toutes ont à franchir des obstacles plus importants que leurs homologues masculins, et elles évoquent souvent une période de test où elles sont guettées sur
des tâches particulières, comme la conduite du tracteur ou sur des comportements, comme la capacité à descendre boire un verre à la cave…
Une répartition inégalitaire des tâches
Les actives agricoles doivent également compter avec une répartition traditionnelle des tâches très inégalitaire : comme c’est le cas pour la grande majorité des femmes, les tâches
domestiques, l’éducation des enfants et les travaux quotidiens sur l’exploitation reviennent à la femme, pendant que l’homme s’occupe des gros travaux et des relations extérieures. On peut dire
que c’est « l’homme-technique-extérieur et la femme-nature-intérieur ».
Les femmes rencontrées expriment souvent le sentiment que cette répartition s’est opérée sans discussion préalable, elle s’est imposée à la femme et à l’homme, comme une évidence, comme si cela
allait de soi. Certaines femmes intériorisent tellement les contraintes liées au fait d’être femme qu’elles soumettent totalement leur itinéraire professionnel à leur situation familiale. Ces
femmes-là sont souvent saisonnières ou salariées à temps partiel, au bas de l’échelle sociale, et subissent sans révolte le manque de services ou de mobilité. D’autres, en revanche, luttent pour
la création de crèches, halte-garderie et veillent à être autonomes jusque dans leurs déplacements.
ET DEMAIN ?
L’inventaire des formes statutaires montre que des améliorations sont nécessaires et des discriminations à combattre. Une évolution – ou une révolution ? – des mentalités est nécessaire, car
on peut difficilement imaginer que le système, qui a, en quelque sorte, organisé le départ des femmes, soit aujourd’hui crédible pour organiser leur retour, ou l’accueil de celles d’origines
différentes.
Il semble bien que les femmes ne soient pas les seules à payer le prix de cette évolution. Des hommes, seuls sur leurs exploitations, souffrent de ne pas parvenir à vivre ce qu’ils avaient
imaginé : une vie de travail en couple. Dans bon nombre de couples où les femmes exercent une activité salariée extérieure, les horaires et les rythmes de travail de l’un-e et de l’autre
sont fortement en décalage et les tensions qui en découlent peuvent être difficiles…
Même si s’engager en couple dans l’aventure entrepreneuriale n’est pas la panacée, cela devrait rester possible pour les femmes et les hommes qui le souhaitent. Cela ne le sera que dans le
respect réciproque des aspirations de chacun-e, dans un cadre juste, c’est-à-dire égalitaire.
Les femmes ne reviendront en nombre sur les exploitations que si l’entreprise agricole modifie son organisation du travail et leur propose une place et un statut respectueux de la parité. Les
organisations professionnelles (10), les appareils d’encadrement et de formation devront intégrer ces orientations pour contribuer à la marche vers l’égalité.
Cela suppose que des débats sur les places respectives des femmes et des hommes et les rapports sociaux de sexe dans l’agriculture soient menés avec les hommes et avec les femmes présent-es (même
si elles le sont très peu) dans toutes les instances et à tous les niveaux des nombreux organismes qui encadrent ce secteur professionnel. Tant qu’on n’évoquera la question des femmes
agricultrices que dans des instances qui leur sont réservées, on ne fera qu’entériner l’inégalité entre ces deux groupes et renforcer les discriminations…
À moins que ces lieux de parole entre femmes leur ouvrent l’accès à un dialogue véritablement égalitaire avec les hommes !
On pourrait alors espérer que l’ensemble de la population connaisse, avec des rapports sociaux de sexe plus équilibrés, la dynamique nécessaire pour accompagner le mouvement d’urbanisation des
espaces ruraux et, plus précisément encore, de « rurbanisation » de l’agriculture.
Lire le portrait de Brigitte Biche
Texte extrait du livre Rur(é)alitéEs - Des femmes en campagne
Notes
1 Des directives européennes insistent sur l'intégration de cette grille d’analyse dans tous les projets et dans les politiques publiques.
2 Certaines catégories de travailleurs et travailleuses de la terre se situent un peu à côté de l’ensemble des agriculteurs, ce sont les viticulteurs, les maraîchers et les horticulteurs et
pépiniéristes.
3 Les phrases en italiques et les données statistiques sont extraites de l’article de Solange Rattin in Agreste primeur n° 175 – mars 2006.
4 Source MSA (Mutuelle Sociale Agricole)
5 L’accès au statut de conjointe collaboratrice n’est plus soumis, depuis la loi d’orientation agricole de 2005, à l’autorisation du chef d’exploitation.
6 Structure regroupant plusieurs chefs d’entreprises et qui embauche un-e ou des salarié-es pour les mettre à disposition de ses adhérent-es.
7 La JACF est la branche féminine de la JAC. Sur le site « rives.revues.org », Vincent Flauraud, dans un article intitulé « la JAC, un réseau militant de formation (années
1930-1960) » parle de la réorientation de ce mouvement catholique dans les années 50, au moment de la « mutation socio-économique radicale des campagnes que la JAC entreprit non
seulement d’accompagner, mais aussi de conduire, grâce à l’engagement d’élites qu’elle avait formées. »
8 Dans le cadre de l’étude réalisée pour le Mapar (Ministère de l’Agriculture de la Pêche et des Affaires rurales), des interviews ont été conduites auprès d’une quarantaine de femmes. Alors
qu’aucune question ne portait directement sur ce thème, toutes les femmes interviewées ont fait référence à leur mère…
9 Expérience qui était précédemment réservée aux garçons dans le cadre très particulier de l’obligation du service militaire.
10 Il faut noter la sous-représentation des femmes dans les instances de décision des différentes OPA (Organisations Professionnelles Agricoles) parallèlement à leur surreprésentation dans les
tâches dites d’exécution (secrétariat…).