Le numérique : un outil pour les féministes
Les femmes sont-elles ouvertes au numérique ? Suivent-elles le fil quand elles pénètrent dans un univers diaboliquement technique ? Savent-elles communiquer, convaincre, amuser, étonner, instruire, sur la toile ? Peuvent-elles y donner libre cours à leur imagination ? Les réponses, bien sûr, sont oui. Elles savent aussi mobiliser, et ça ne date pas d’hier.
Il y a trop peu de femmes dans les métiers du numérique, répète-t-on. Non sans raison puisqu’elles représentent moins d’un tiers des effectifs de ces professions (à des postes moins qualifiés), et à peine 15% des créatrices de start-up. Les compétences techniques leur manquent-elles tant ? En ce cas, ce fait ne relèverait pas d’une histoire de chromosomes, puisque parmi les pionnier.es de l’informatique, on compte Ada Lovelace (née en 1815), mathématicienne inventrice du premier algorithme. Les femmes, quoique nettement moins équipées, utilisent presque autant le net que les hommes, avec une présence plus marquée sur les « réseaux sociaux », et plus d’appétence pour les sites traitant de la vie quotidienne (santé, achats), moins pour les sites de loisirs, jeux, d’information et d’intérêt professionnel.
On ne peut donc parler d’égalitéE, surtout en un temps où le numérique va, nous dit-on, générer un grand nombre d’emplois. Aussi était-il intéressant, ou plutôt indispensable que la Digitall Week nantaise, en septembre 2016, propose deux ateliers sous un intitulé plutôt fourre-tout : « Femmes et numérique : actrices et créatrices ». Hélas, se présentant au jour et à l’heure dite à l’endroit indiqué, des visiteuses apprirent l’annulation des rencontres. Au débotté, sans prévenir ni sans avancer aucune raison à cela. Dommage : en plus du care (prendre soin des autres), de la cuisine et du commerce, on aurait pu y entendre parler du militantisme, domaine dans lequel les femmes ont depuis de nombreuses années trouvé à se faire entendre sur le net.
Prêtes au départ
Dès les années 1990, quand les ordinateurs ont commencé à entrer dans les domiciles, des féministes ont repéré ce que ce nouvel outil pouvait leur apporter. Pourquoi n’auraient-elles pu comprendre ce que les hommes comprenaient ? Pourquoi leur auraient-elles laissé l’usage exclusif de découvertes très prometteuses ? Trop peu de femmes se lancèrent dans le numérique côte technique. La compréhension des sciences par les femelles restait sujette à doute (et l’est d’ailleurs encore dans une moindre mesure) ; les mâles s’emparèrent du terrain sans interroger leur légitimité. Nous devons remercier les quelques passionnées qui insistèrent pour s’imposer, dans le cadre de leurs vies professionnelle, artistiques ou associatives.
Les militantes remarquèrent vite que le courrier électronique facilitait les échanges et qu’Internet pouvait considérablement élargir le champ de la communication. Transmettre et partager des informations et/ou des appels par ce biais revenait en outre nettement moins cher que d’utiliser un support papier et la poste – la nécessité de rester économes a toujours compté dans les activités des femmes. Les féministes ne tardèrent pas davantage que les militant.es d’autres types à créer des blogs principalement dédiés à affirmer leur présence et à transmettre leurs opinions comme leur rendez-vous. Alors que le téléphone et les tracts exigeaient une logistique chronophage, le courrier électronique permettait de rassembler, du moins virtuellement, à la vitesse grand V et dans tous les endroits du monde équipés. Franchir les frontières ? Volontiers.
Les réseaux se croisent
Parmi les pionnières en France, l’agence de presse Les Pénélopes lança en 1997 son webmagazine indépendant. Les animatrices y relayaient des informations par et pour les femmes en provenance du monde entier, transmises par des militantes via le courrier électronique. Il s’agissait donc d’informations très peu diffusées, même si elles enrichissaient grandement les connaissances sur la vie des femmes dans le monde. Des liens réciproques naquirent et le phénomène fit « boule de neige » en Europe et en Afrique. Fédérer des réseaux féministes étaient d’ailleurs l’objectif des Pénélopes dont le webmagazine, est récemment redevenu accessible ; il n’est plus mis à jour mais on y trouve d’éclairantes archives. La cocréatrice Joëlle Palmieri, chercheure en sciences politiques, spécialiste de l’interférence du net sur les pratiques féministes, communique désormais ses contributions sur son blog personnel.
En 2002, naissait au Québec Sisyphe, un « site féministe d’informations, d’analyses et d’opinions », où aujourd’hui encore aucun sujet, même (surtout) s’il fait débat, n’est exclu ni détourné. Quatorze ans après sa création, ses archives contiennent plusieurs milliers de textes. On y constate que le combat contre le sexisme et l’oppression exige de la vigilance : des reculs incessants contrent les avancées. En 2010, le site 50-50 – Le magazine de l’égalité femmes/ hommes est parti du même constat que ses prédécessrices : « l’invisibilité des femmes dans les médias perdure. (...) Les médias sont un frein et non un vecteur de l’émancipation des femmes, ils ne rendent compte ni de leurs luttes, ni de leurs centres d’intérêt, ni de leurs victoires, en un mot ils ne rendent pas compte de leurs réalités. » L’équipe est composée de femmes jeunes et engagées, les sujets consistants, les articles bien documentés, le style sobre ; du travail de pros, là encore.
Plus sucré mais ça pique !
Dans ce début de XXIe siècle, sont apparus de nombreux blogs ou tumblr. ouvertement féministes, créés par des individues ou des équipes réduites de copines. On se réjouit d’y voir dès la page d’ouverture le gros mot « féminis(t)me » en toutes lettres, confirmant que les droits des femmes préoccupent les jeunes. Mais parfois, les thèmes y sont rebattus, l’analyse un peu superficielle et l’humour, envahissant. Bien des combats d’hier restent d’actualité, l’exploitation sexuelle en premier lieu. Au fur et à mesure que les années passent, les débats s’enrichissent ou au contraire s’affadissent, ils suivent de nouveaux cours, ils soulèvent des conflits dont des qu’on n’attendait pas. L’histoire devient longue et complexe, la mémoire demande à être ravivée et transmise – comme elle ne l’a pas été assez dans le féminisme.
Le sympathique Le Castor Magazine y contribue, animé par des auteures et plasticiennes qui ne négligent pas du tout l’esthétique. L’historienne Ève (elle ne donne pas son patronyme) fait œuvre très utile en portraitant dans L’Histoire par les femmes des dames qui ont fait bouger l’histoire, dans quelque domaine que ce soit, et qu’on a remerciées en les oubliant. Pénélope Bagieu suit cette démarche, mais en dessin, sur son blog Culottées. Par le dessin aussi, le Projet Crocodiles recueille et raconte des « histoires de harcèlement et de sexisme ordinaire » ; les BD ont été réalisées par un homme pas du tout porté sur l’indulgence envers les agresseurs.
D’autres groupes utilisent le support Internet pour populariser leur combat, un combat féministe sans emphase sur un engagement bien documenté. Quelques adresses parmi les plus régulières et pugnaces : Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir dénonce les violences faites aux femmes handicapées ; Prenons la Une rassemble des journalistes en lutte « pour une juste représentation des femmes dans les médias et l'égalité professionnelle dans les rédactions » ; Femmes et Sciences s’est donné pour mission de « promouvoir l’image de la science chez les femmes et l’image des femmes dans les sciences et inciter les jeunes filles à s’engager dans des carrières scientifiques et techniques »...
Dans ce mouvement, Émulsion a choisi (depuis dix ans) de donner une large place à l’image. Pour combattre les stéréotypes en tout genre, le webmagazine montre des photographies de femmes agissant dans leur profession, leur engagement, leur art, dans ce qu’on appelle la vraie vie, telles qu’elles sont hors fantasmes en tout genre.