Joëlle Palmieri, chercheure en sciences politiques

Photos prises au Forum social européen, Londres, octobre 2004. Les Pénélopes couvraient les rencontres pour leur site site web et le magazine féministe international Digitall Future.

Le savoir dans les tripes

Farouche ennemie de la dichotomie entre le faire et le penser, Joëlle Palmieri milite pour une prise en compte des « savoirs non savants ». « Si les femmes se mettaient à parler de ce qu’elles vivent et de ce qu’elles pensent, il y aurait un basculement. », affirme-t-elle.  

« Je suis devenue chercheure alors que mes deux grands-mères étaient illettrées. Ça explique toute ma vie. » Joëlle Palmieri, petite dernière d’une famille d’immigrés venus de Malte et d’Italie via la Tunisie, se rappelle avoir appris à lire dans l’Huma et Pif Gadget. « Il n’y avait ni bouquins ni dicos à la maison. Je n’avais même pas droit à la Bibliothèque rose ». Son père, syndicaliste, anticlérical et communiste, se méfie de la culture bourgeoise. Il l’emmène partout avec lui, y compris dans les réunions entre militants, tous des hommes. « J’étais son héritière, comme il se plaisait à me nommer en public. Jusqu’à la naissance de mon neveu, le premier mâle de sa descendance. J’avais 11 ans quand il m’a abandonnée. » Ce père qui lui a transmis la quête de la justice sociale était aussi un chef de famille dans la plus pure tradition méditerranéenne. Ce double héritage l’a faite « tomber dans le féminisme ».

 

Une autre pensée est possible !

Nous sommes au début des années 1970. La valeur travail demeure fondamentale parmi les prolétaires : seul le savoir-faire professionnel permet de tenir tête aux patrons. L’élève Palmieri Joëlle comprend son devoir ; elle travaille bien, très bien, à l’école. Sa mère l’y pousse, elle que son père a obligée à quitter l’école à 16 ans. « A 88 ans, elle en parle encore ! Ça a été la tragédie de sa vie, alors qu’elle en a connues bien d’autres. Je viens d’apprendre qu’elle écrit tous les jours depuis des années. Elle dit avoir honte de faire des fautes d’orthographe. » Il n’est pourtant pas question que la fillette brillante espère accéder aux études supérieures : « Au plus, je serais pharmacienne. ».

La littérature, qu’elle dédaignait, va ouvrir d’autres portes à Joëlle Palmieri. « J’ai zappé les classiques. Sauf Molière : il me fallait de la révolte. » La cadette de ses trois sœurs ainées lui fait découvrir Boris Vian à 13 ans. L’Écume des jours lui donne envie de lire Jean-Paul Sartre, personnage du roman sous le sobriquet de Jean-Sol Partre, et le Castor, Simone de Beauvoir, dont elle lit « tout » : « J’ai pu mettre un nom sur ma mélancolie quotidienne. Je n’étais plus la seule. J’ai compris qu’une autre pensée était possible, en particulier pour les femmes. »

Valorisons le travail !

Son esprit critique s’éveille et s’exerce aussi sur le sacrosaint Parti. Elle revendique la liberté de mouvement qui lui est refusée : « Selon mon père, les lieux publics représentaient un danger pour les filles. Soit j’allais me vautrer dans le stupre, soit je serais violée par des barbares. » Sa rébellion provoque un violent conflit avec son père. Joëlle Palmieri interrompt ses études d’ingénieure, quitte le domicile familial, entre à vingt ans à la Banque de France comme secrétaire, « le summum pour mes parents. ». Pas pour elle, bien évidemment.

A 23 ans, elle entre dans le monde de l’entreprenariat en cofondant une agence de communication en SCOP (Société coopérative de production). A la fois informaticienne, journaliste et gestionnaire, Joëlle Palmieri y passe des années formatrices. « J’ai tellement appris en faisant. Beaucoup plus que sur les bancs de l’école. » Cette expérience ravive « l’esprit pro » hérité de ses origines ouvrières et qui, s’apercevra-t-elle bientôt, gouverne tous les aspects de sa vie. « Mes savoirs acquis dans « le faire » m’ont dotée d’une réflexion rapide face à l’urgence. Analyse, synthèse, décision. C’est devenu une façon de vivre, c’est inscrit dans mes tripes. »

Le fonctionnement en SCOP lui permet de vérifier son intuition. Non, souffrir au travail n’est pas inéluctable. Le travail peut devenir un terrain d’invention. « Mais si cette vision n’est pas transmise, alors là, travailler est une galère. »

 

Féministes de tous les pays...

Parallèlement, Joëlle Palmieri milite activement pour la justice sociale. Et sa pensée féministe fait son chemin. En 1996, elle cofonde Les Pénélopes, agence d’informations féministes internationale. Il s’agit de s’emparer d’un nouveau média qui n’en est qu’à ses balbutiements : Internet. Et d’en faire un outil militant au service des femmes du monde. Un outil, pas une finalité. Des liens puis des réseaux ne tardent pas à se développer. Le site web des Pénélopes publie mensuellement des informations internationales transmises par des actrices du changement, informations totalement méconnues du public parce que négligées par les médias traditionnels. A travers des reportages et des analyses, il relaie un point de vue féministe sur l’actualité.

L’objectif ne se borne pas à l’information. La transmission des savoirs, l’échange des expériences, sont au cœur des engagements de Joëlle Palmieri. Les Pénélopes facilitent les liens et les partenariats entre militantes féministes et/ou actrices de l’économie solidaire. Non sans conflits, elles s’inscrivent dans le mouvement altermondialiste, où elles défendent leur vision du féminisme comme projet de société.

D’un point de vue personnel, l’aventure apporte à Joëlle Palmieri une révélation fracassante : elle sait écrire. « J’avais passé vingt ans dans l’activisme politique en mettant ma créativité sous couvercle. J’étais la bonne ouvrière, celle qui fait, pas celle qui pense. »

Contres les dominations, le pouvoir !

En 2006, elle reprend des études, en sciences de la communication puis en sciences politiques, qui vont la conduire à un doctorat. Dans un monde universitaire codifié, son parcours atypique fait tache. Son sujet, les effets politiques des usages des TIC (technologies de l’information et de la communication) par les organisations de femmes ou féministes sur les rapports de domination, en particulier en Afrique, étonne. Moins cependant que sa façon de mener ses recherches, de choisir ses interlocutrices parmi des femmes du terrain et de ne pas hiérarchiser leurs apports en fonction de leur classe, race ou âge. Sans parler de son style, si peu conforme aux critères en vigueur. Faire entrer Joëlle Palmieri dans une case relève de l’impossible. Et pour cause : le rejet des cases se trouve au centre de son analyse.

Elle a des dominations une vision d’ensemble : « Le patriarcat est, disons, le socle de base. Sur lequel s’articulent les dominations économique, de classe, de race... mais aussi, de la pensée ! Si bien que si on prend les choses par un seul bout, on fait le jeu du système. Le discours anti-libéral est dépassé.» Citant l’apport d’Hannah Arendt, elle dénonce l’amalgame entre pouvoir et domination. « Malgré ce qu’on nous fait croire, tout le monde a du pouvoir. Le pouvoir, c’est ce qui est possible. La domination, c’est l’utilisation du pouvoir pour opprimer les autres. »

Dans un monde où les dominations ont attaqué le quotidien réel, les TIC, vantées comme auxiliaires de la démocratie, redonnent-elles du pouvoir aux opprimé-es ? En théorie, elles le pourraient, si ces dernier-es s’appropriaient les outils et fixaient les règles de leur utilisation. Mais dans l’état actuel des choses, Joëlle Palmieri va à contre-courant des lieux communs lénifiants en affirmant qu’elles contribuent à l’uniformisation de la pensée et accélèrent les changements sociaux dans le mauvais sens.

 

A bas les normes !

« S’il doit y avoir un renouveau du féminisme, dit-elle, il repartira du récit des pratiques quotidiennes des femmes par elles-mêmes. » La mise en lumière de ce qu’elle appelle « les savoirs non savants », ceux que toutes possèdent sans en percevoir l’immense richesse, tant on les a persuadées qu’ils ne valaient rien. Tout à fait à l’opposé du culte de ceux qu’on appelle désormais les « sachants », qui se sont attribué le monopole de la pensée. « Tout est normé, y compris les TIC. Or, l’humanité n’est pas uniforme. Si les femmes se mettaient à parler de ce qu’elles vivent et pensent, on ne verrait plus le monde et les systèmes qui le gèrent de la même manière. »

Bien que méconnue, voire non reconnue, cette vision féministe et politique, insiste Joëlle Palmieri, « n’est pas une lubie. Elle procède d’une idée de changement radical des relations sociales. »

 

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